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Pauvre comme Bartleby
Publié en Blog, Littérature, Philosophie le 19 février 2012 12 minute(s) de lecture
Au salon, le livre Précédent Le visage de Bartleby Suivant

Dans le précédent billet, je vous avais promis une suite sur ce bon vieux Bartleby. Aujourd’hui, je m’acquitte de la tâche en vous faisant lire la Bible. Athées, restez. Vraiment, peu importe la croyance. Sans foi on lit mieux. D’ailleurs, on connaît d’anciens rouges qui ne s’en passent plus. Erri de Lucca fréquente quotidiennement le Livre, mâchonne des versets comme des noyaux d’olives et se couche la tête huilée sans pour autant parvenir à s’adresser à Dieu. Au contraire de Job. Vous savez, le pauvre Job.

Avant d’en venir à Bartleby, petit pitch de l’épisode biblique. Inutile vous dites? C’est vrai que l’histoire de Job, tout le monde croit la connaître. Job le disait déjà: [Dieu] a fait de moi un sujet de proverbes pour les peuples (17,6). Vous savez donc que Satan parie à Dieu qu’il fera fléchir son plus fidèle serviteur en l’accablant de mille maux. Vous savez aussi que Dieu accepte. Que Satan s’acharne. Et perd. Car malgré l’avalanche de malheurs, Job, ruiné dans ses affaires comme dans sa chair, ne trahit pas son Seigneur. Et tout est bien qui finit bien, car il l’a dit en vérité.

Seulement voilà: le livre de Job, ce n’est pas du tout l’histoire d’un homme infaillible, pas du tout un texte sur la fidélité au divin que personne, en réalité, ne remet jamais en doute. Là vous faites de gros yeux, mais croyez-moi, cela se passe ailleurs. Si vous avez le temps, revenez au texte. Vous verrez déjà que le livre de Job est une petite merveille littéraire. Elans nihilistes, humour, passion, trahison, vengeance. Tout y est. Si vous êtes pressé, lisez au moins ces quelques lignes:

Pourquoi ne suis-je pas mort dans le ventre maternel? Pourquoi n’ai-je pas expiré au sortir du vendre de ma mère? Pourquoi ai-je trouvé des genoux pour m’accueillir et des seins pour m’allaiter? En effet, maintenant je serais couché, tranquille, je dormirais en ce moment en plein repos avec les rois et les conseillers de la terre qui se sont construit des monuments aujourd’hui en ruine, ou avec les princes qui possédaient de l’or et qui accumulaient de l’argent dans leurs maisons. Ou bien comme l’enfant mort-né qui est resté caché, je n’existerais pas, pareil aux tout-petits qui n’ont pas vu la lumière. Là, les méchants cessent de s’agiter, là se reposent ceux qui sont fatigués, sans force. Les prisonniers s’y retrouvent tous en paix, ils n’entendent plus la voix de l’oppresseur. (3, 11-18)

Mais si le livre de Job ne parle pas de fidélité à Dieu, de quoi alors? De comptabilité pour commencer. Amis et victime débattent, parfois presque de manière socratique, sur l’existence d’un lien entre fortune et bonne conduite.

Pour Job, cela ne fait aucun doute: ses bonnes actions et sa brutale malédiction sont incommensurables. Si toute cette douleur est une rançon, il se demande bien de quelle gloire. Pour lui, pas de lien entre bonheur et bonnes actions.

Pour ses amis par contre, Job paie une addition. On le connaît irréprochable, mais s’il est si malheureux, c’est qu’il n’a pas dû se montrer si impeccable qu’il le dit. D’ailleurs, l’orgueil qu’il emploie à se défendre est un pêché en soi, que seule la femme, tentatrice perpétuelle, excite.[1. Selon elle, si Job a été frappé, c’est par caprice divin. Mieux vaut donc maudire Dieu et mourir (Job 2, 9)  ce que le Testament de Job, livre pseudépigraphique, dit qu’elle fit, après avoir vendu ses cheveux à Satan pour regagner l’argent perdu à cause des paris célestes.]

Alors, comment sort-on de cette aporie? Comment cette question est-elle résolue?

La venue du Tout-puissant met un terme à la dispute. L’Eternel donne raison à Job et critique la bassesse du raisonnement économique de ses amis. Plaidoirie inutile pour Job à qui l’apparition suffit: Mon oreille avait entendu parler de toi; Mais maintenant mon œil t’a vu (42, 5). Les amis de Job obéissent à leur tour. Le Deus ex machina autorise un magnifique happy end biblique. Job est enfin payé pour sa fidélité.[3. On notera que ce Deus ex machina ne résout pas le problème philosophique de fond. L’Eternel, a beau donner raison à Job et critiquer la bassesse du raisonnement économique de ses amis, le tout-puissant n’en sort jamais, ni théoriquement, ni pratiquement. D’un point de vue théorique, si les hommes ne peuvent calculer ce qui leur est dû, ce n’est pas tant parce que la répartition des biens échappe à tout calcul, mais parce que la comptabilité globale est nécessairement inaccessible aux pauvres mortels. D’un point de vue pratique, l’Eternel agit néanmoins en comptable sommaire. L’attitude des amis est sanctionnée par de coûteux sacrifices. Quand à la détermination de Job, elle mérite salaire. Le reste de la création attendra.]

L’Eternel lui accorda le double de tout ce qu’il avait possédé (42, 10) et bénit la dernière partie de la vie de Job beaucoup plus que la première. [Job] posséda 14’000 brebis, 6’000 chameaux, 1’000 paires de boeufs et 1’000 ânesses. (42, 12)]

Voilà pour la question comptable. Mais une fois de plus, le livre de Job ne s’y résume pas. Tout aussi important sinon plus, le texte interroge la compassion des hommes. En lisant de près, on voit bien que Job n’adresse pas tant ses plaintes à l’Eternel qu’à ses amis.

Déjà maintenant, mon témoin est dans le ciel, mon défenseur est dans les lieux élevés. Mes amis se moquent de moi? C’est Dieu que j’implore avec mes larmes. Puisse-t-il être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre l’être humain et son ami! (16, 18-21)

L’Eternel apparu, Job pourra d’ailleurs enfin compter sur le soutien moral imploré dès le premier chapitre.

Les frères, les soeurs et les anciennes connaissances de Job vinrent tous lui rendre visite, et ils mangèrent avec lui en sa maison. Il lui exprimèrent leur compassion et le réconfortèrent à cause de tout le malheur que l’Eternel avait fait venir sur lui (42, 11).

Bien. Maintenant, pourquoi toute cette discussion, et quel lien avec Bartleby?

La réponse est dans le texte. Durant la dernière visite au scribe dans la cour de sa prison, le narrateur se penche sur un corps froid. “Dites-moi qu’il dort” demandera le geôlier. Oui répondra le narrateur, “avec les rois et les conseillers”.

Avec les rois et les conseillers? Que viennent-ils faire là? Pour un Narrateur qui s’est montré jusque-là plutôt psychologue, voire sociologue de sa propre gêne face à l’encombrant Bartleby, cela sonne faux. Que viennent faire les rois et les conseillers à Wall Street? Mais cela vous rappelle quelque chose n’est-ce pas? Eh oui, le livre de Job.

En effet, maintenant je serais couché, tranquille, je dormirais en ce moment en plein repos avec les rois et les conseillers de la terre. (3, 14)

Maintenant, deux possibilités. Première option, la citation pourrait n’être qu’une façon érudite de signaler que le pauvre Bartleby n’avait rien à envier à Job en terme de souffrances. Sachant que le texte n’est pas particulièrement riche en citations intertextuelles, et que ce verset n’apparaît pas dans un lieu secondaire du récit, on peut considérer que c’est là l’hypothèse faible.

L’hypothèse forte, nettement plus intéressante, affirme que la nouvelle de Melville constitue une réécriture moderne du testament de Job. C’est la piste que je vais suivre pour achever ce billet.

Reprenons le casting. Le rôle de Job revient bien évidemment à Bartleby. Il le mérite à quadruple titre.

Premièrement, comme Job, Bartleby a souffert, affreusement. Si les maux restent flous, le narrateur ne laisse aucun doute sur leur intensité: Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance. “Condamné par la nature et l’infortune”. Le vocabulaire semble tout droit sorti du Livre.

Deuxièmement, Bartleby a avant tout une posture de révolte. Deleuze l’avait bien compris, en y plaçant (hélas) un volontarisme farouche qui n’avait rien à y faire. Si on peut bien parler de résistance, c’est sous une forme bien plus passive[2. A ce propos, si vous cherchez une relecture résolument hargneuse du testament de Job, faites un tour dans Le Grand Passage de McCarthy. Le texan y relate le face-à-face entre un curé et un survivant qui assiège une église en ruine. Inutile de lire le texte entier pour s’apercevoir que du côté des cow-boys, la vache se mange enragée.] que celle rêvée par le philosophe. Reste que l’un comme l’autre décident d’en finir avec la vie sans pour autant commettre un acte suicidaire. Ils attendent de la mort qu’elle les délivre, sans pour autant la provoquer.

Troisièmement, Job comme Bartleby cherchent davantage la compassion humaine que la justice divine. Souvenez-vous: de son point de vue, Job demeure fidèle à Dieu tout au long de sa plainte. Tout ce qu’il attend du Seigneur, c’est qu’il prenne pitié de ses souffrances et le délivre:

Si seulement mon voeu pouvait se réaliser! Si seulement Dieu pouvait m’accorder ce que j’attends! Que Dieu consente donc à m’écraser, qu’il libère sa main et m’achève! Ile me restera au moins une consolation, une joie malgré la douleur dont il m’accable: c’est que jamais je n’ai négligé les paroles du Saint 6:11,12).

Mais de ses amis, il attend davantage:

Celui qui souffre a droit à la bienveillance de son ami, même s’il abandonne la crainte du Tout-Puissant. Mes frères m’ont trompé comme le fait un torrent, comme les cours d’eau qui disparaissaient. La fonte des glaces assombrit leur eau, la neige s’y dissimule (6, 16-17).

Nous avons vu que cette compassion demandée par Job est indispensable au récit de Melville. Dans le précédent billet, j’ai montré à quel point la posture de Bartleby tenait toute entière dans la dette contractée face au visage du scribe.

Enfin, quatrième point en lien avec le débat philosophique évoqué plus haut, Job refuse l’idée d’une quelconque comptabilité divine. Or Bartleby n’est-il pas amené à penser de même? Souvenez-vous de la rumeur rapportée par le Narrateur: avant de gagner l’office de Wall Street, Bartleby aurait eu pour tâche de brûler les lettres mises au rebut. Quelles lettres? Toutes celles qui ne sont pas parvenues à leur destinataire. Or lesquelles de ces lettres Melville décide-t-il de relater? Ce n’est pas anodin. Imaginez toutes les lettres qui se perdent. Lesquelles Melville choisit-il d’évoquer? Les factures? Les mots d’insultes? Les plaintes des avocats? Non. Tout le contraire:

Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ; un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ; un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords; un espoir pour des êtres qui moururent désespérés; de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur. Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.

Voilà ce que relate Melville: des “pardons” jamais arrivés, des dons niés par le temps. Bref, de bonnes actions non comptabilisées avec lesquelles tant Job (dans sa chair) que Bartleby (dans sa mise au rebut) sont aux prises directes.

Inutile de multiplier les arguments. Vous devriez être convaincus pour ce qui est de l’analogie Job-Bartleby. Reste bien évidemment à pourvoir les autres rôles. Ce n’est pas bien difficile: les amis seront joués par le narrateur et son entourage. La compassion est du côté du premier. C’est en effet lui qui ménage le scribe improductif, lui “cède” ses locaux et va jusqu’à le nourrir en prison. Lui aussi qui clôture sur ce cri du coeur: “Ah! Bartleby! Ah! humanité!”

En somme, le seul rôle que Melville ne repourvoit pas, c’est celui de Dieu. Ici, la place est vide. Sans l’intervention totalitaire du tout-puissant, pas de happy end biblique. A la place, la mort comme délivrance et l’appel d’un visage à la compassion des hommes, seul soutien dans un monde déserté par l’Eternel. On comprend que Camus s’y soit senti bien.



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