Ce samedi 14 juin, Le Temps consacre une double page à l’invasion de l’intelligence artificielle dans l’ensemble des outils de notre quotidien. De WhatsApp à Google en passant par , les robots conversationnels sont partout, prêts à répondre sur tout. Mais sont-ils prêts à répondre de tout ?
Parce que les pages sont courtes et la pensée est longue, je copie ci-dessous mes réponses complètes aux trois questions posées par Anouch Seydtaghia (les parties manquantes sont en violet). Merci à lui pour l’invitation et n’hésitez pas à découvrir les autres interventions de riche article de la rubrique Grand angle directement dans l’article L’intelligence artificielle envahit nos vies du journal papier de ce week-end, ou dans la version web !
Anouch Seydtaghia (AS) : Que vous inspire ce déferlement d’IA dans nos vies? Quelle est la stratégie visée par les géants de l’IA?
Isaac Pante (IP) : Comme à son habitude, l’industrie du numérique procède par entrisme en partageant “gratuitement” des outils au fort pouvoir séductif. Comment aurions-nous refusé le mail et les réseaux sociaux avec leurs promesses d’efficacité, d’immédiateté et de connexion ? L’IA suit exactement le même chemin : qu’elles nous proposent de rester en lien avec des humains ou d’avoir des interlocuteurs synthétiques à toute heure du jour et de la nuit, ces industries capitalisent avec brutalité sur la peur de la solitude et sur notre être profondément relationnel. La puissance de frappe financière permet à ces acteurs de casser d’abord et de s’excuser ensuite, avec au passage de copieux bénéfices arrachés grâce à des moyens financiers (et donc juridiques) hors de portée des états. Google Books reste exemplaire de cette stratégie de captation de la valeur : la violation massive a été suivie d’une réparation prétendument redistributive. Aujourd’hui, les services publics paient pour accéder aux bénéfices apportés, contribuant ainsi à un blanchiment de propriété intellectuelle.
AS : Y voyez vous plutôt du positif ou du négatif du point de vue de l’utilisateur?
IP : Cela dépend évidemment des contextes. Ce qui est certain, c’est que personne ne souhaite que l’intelligence artificielle fasse son apparition dans des applications comme whatsapp. On pourrait s’amuser de la naïveté des industries dans la propagation de leur dernière innovation si cette infiltration ne contribuait pas à une acculturation à la présence de l’IA partout et tout le temps. Or avant d’être utilisateurs ou utilisatrices, nous sommes des êtres humains insérés dans un écosystème. Pour des bipèdes organiques tributaires de leur environnement, l’augmentation massive de la consommation d’eau et d’électricité qui accompagne ces intégrations sont une très mauvaise nouvelle. Entre la catastrophe écologique et une casse sociale qui contribue à la montée du fascisme, on peut considérer que l’IA arrive au pire moment. L’heure est à une révolution des imaginaires et à la fragmentation bienheureuse capable de faire barrage aux folies impérialistes. Or le désir de totalité des acteurs du numérique (déjà souligné par Alessandro Baricco dans son essai “The Game”) va exactement dans l’autre sens. Non seulement il a ouvert la voie à une ambition totalitaire (tout voir, tout écouter, tout savoir), mais il donne les moyens techniques d’exercer un pouvoir sans précédent sur nos vies.
AS : Cela risque-t-il de modifier considérablement notre façon de travailler, de communiquer, de s’informer ou de se divertir?
IP : Les outils ne sont pas neutres : tous modifient plus ou moins profondément notre être au monde. Sans mails, les bullshit jobs auraient eu bien plus de peine à se propager. La question n’est donc pas de savoir si ces technologies vont modifier nos manières d’exister (c’est déjà fait), mais de se demander dans quelle mesure nous souhaitons qu’elles les transforment. Pour ne pas être systématiquement à la merci de disruptions technologiques toxiques, il nous faut nous remettre au début de la chaîne en nous focalisant sur nos valeurs et notre vie idéale. Or cette dernière peut et doit se passer de nouvelles centrales nucléaires.