Soirée expérimentale fructueuse, hier soir à la Louve ! La rencontre poétique autour de Mundaun imaginée par David Javet dans le cadre du Printemps de la poésie et rendue possible grâce au Service Culture et Médiation Scientifique de l’UNIL ainsi qu’à Emmanuel Landolt est désormais derrière nous. Les regards croisés ont convaincu de l’efficacité de la formule. La mise en dialogue fonctionne, qu’elle joue l’harmonie ou creuse l’écart avec l’image. Surtout avec ce Mundaun.
Pour mémoire, Mundaun, c’est avant tout un style graphique. Les rares avatars sont bruts, de petites marionnettes comme taillées au couteau. Le monde entièrement crayonné est plaqué à la colle sépia sur montagnes et forêts. En traversant rapidement le dernier build du jeu avec David, les éléments à enrichir de textes étaient clairs. Bus, chalet du grand-père, malédiction, église, peur pour n’en citer que quelques-uns. Restait à choisir des textes reflétant cette puissante identité graphique.
Les incontournables se sont bien vite présentés. Pour Nicolas Schafter, Chappaz et Warnery. De mon côté, Chessex et son verbe sombre, sa phrase courte et son mot coupant. Dès qu’il s’agit de décrire le mal qui rôde, l’ogre n’a pas son pareil. Pour un peu, on aurait d’ailleurs pu en rester là. Le vampire de Ropraz grouillait de parallèles avec l’univers de Mundaun. Jugez plutôt.
On garde une arme chargée à l’écurie ou à la cave. Sous prétexte de chasse ou de braconne on choie poudre, chevrotine, gros pièges à dents de fer, lames affûtées à la meule à faux. La peur qui rôde. A la nuit on dit les prières de conjuration ou d’exorcisme. On est durement protestants mais on se signe à l’apparition des monstres que dessine le brouillard.
Pour des événements précis, il aurait suffi d’ajouter un peu de La Confession du pasteur Bourg, un zeste du Dernier Crâne de Monsieur de Sade. Le Cormac McCarthy du Grand Passage aurait complété le tableau, avec son lyrisme philosophique rivé au paysage.
L’idée était pourtant d’élargir le corpus, d’aller dans l’inattendu. On sait que Michel Ziegler a trempé ses pinceaux dans l’araignée noire de Gotthelf, lu par Nicolas. Quant à moi, j’espérais trouver de quoi étoffer le bouquet chez Thomas Bernhard. L’Autriche pesante, la paysannerie abrutie d’alcool traversée par un fils et son père médecin dans Perturbation, les Alpes illuminées par la visite d’une fausse persane dans Oui. Au final, deux livres relus avec plaisir pour une faible récolte : la prose obsessionnelle de Bernhard se laisse mal isoler. Je suis donc revenu sur Ramuz, écarté d’abord parce que trop “évident”.
Quelle claque.
Ah La grande peur dans la montagne! Passage obligé de l’élève. Vrai corvée, à l’époque, pour moi qui ne jurais que par la philosophie. Certains livres, on devrait vous les interdire, rien que pour vous donner envie. Dimanche soir, pourtant, je n’arrivais plus à choisir, tellement c’était beau. Sur la page, tout vous dégringolait dessus. Seul critère de tri : exclure les passages trop colorés. J’avais oublié à quel point la prose de Ramuz est chromatique. Le noir et le blanc, il a fallu aller les chercher dans la nuit, au pied du glacier.
Ici, il n’y avait plus d’arbres d’aucune espèce ; il n’y avait même plus trace d’herbe : c’était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc. […] il n’y a plus de fleurs ici non plus, ni aucune espèce de vie ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses ; au-dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier. La corneille des neiges, le choucas au bec rouge ; les oiseaux noirs ou blancs ou gris qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons ; à part quoi il n’y a rien et plus personne, parce qu’on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus[…]
Et parfois se résigner à garder certains passages où la couleur éclate, tellement c’est beau.
Il faisait rose. Il faisait rose dans le ciel du côté du couchant. Quand on était au pied de l’église, on voyait que sa croix de fer était noire dans ce rose. En haut du grand clocher de pierre, il y avait la croix de fer ; d’abord elle a été noire dans le rose, ce qui faisait qu’on la voyait très bien ; puis, à mesure qu’on montait soi-même, elle, on la voyait descendre ; on l’a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elle.
Chessex, Chappaz, Gotthelf, Ramuz, Ziegler, alliés dans leurs thèmes. Preuve, s’il en fallait encore, que nos récits touchent juste et que nos univers imaginaires ont une cohérence qui les honore.
Allez, je m’arrête là et retourne lire La Beauté sur la terre. Et si vous avez manqué ce beau moment, suivez l’actualité del’UNIL Gamelab! Cette soirée n’était que la première du genre.